Heidi.news – Dans votre livre, vous parlez de «dictature high-tech», n’est-ce pas exagéré?
Blaise Lempen – La dictature high-tech est le résultat de la convergence des technologies de l’information, des télécommunications et de l’intelligence artificielle. Désormais, sans internet et sans smartphone, pas de vie sociale. Il est impossible de la contourner, donc c’est une forme de dictature.
En quoi est-ce un problème? Pour beaucoup, il s'agit de l'inévitable évolution de la société.
C’est un problème parce qu’en même temps, nous échangeons continuellement des données transmises à des tiers, nous sommes suivis à la trace, nous révélons nos comportements et nos pensées en fonction de nos clics et de nos publications sur les plateformes. Nous sommes entrés dans un monde où tout communique et donc nous sommes très vulnérables, exposés à tous les virus, informatiques, sanitaires, émotionnels, informationnels (fake news, propagande, intox, etc.). Un autre problème est que les algorithmes décident à notre place.
Est-ce que la protection des données personnelles est aujourd'hui suffisante? Et sinon, que faudrait-il faire pour protéger l'individu contre la mise à nu de sa vie privée?
La protection des données personnelles n’existe plus que sur le papier. Des milliards de capteurs nous épient en permanence, des satellites aux antennes 5G, en passant par les objets connectés, les drones, les caméras de surveillance, les cookies sur ordinateur, nos applications sur smartphone. Chacun d’entre nous est complice, lorsqu’il publie des informations, photographies, vidéos y compris sensibles et intimes sur les réseaux sociaux. Protéger l’individu signifie d’abord qu’il soit conscient des risques liés à son activité d’internaute, or ce n’est que rarement le cas. Les géants de la Tech sont très habiles pour créer une addiction à leurs produits.
Vous mentionnez la fameuse «fatigue du consentement» évoquée par la Commission nationale française de l’informatique et des libertés (CNIL). Les gens en ont marre de devoir donner leur accord pour être tracé, et pourtant ils jugent cet accord indispensable. N'est-ce pas la preuve qu'il faudrait plutôt considérer la récolte de données comme une exception? Aujourd'hui, elle est la norme…
Les conditions d’utilisation évoluent constamment et il est pratiquement impossible de ne pas donner son accord si l’on veut utiliser une plateforme, une application ou un service. Vous citez la CNIL. C’est une excellente institution, mais elle manque de moyens pour répondre à toutes les plaintes et ses avis sont uniquement consultatifs. Il en va de même du Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence en Suisse. Il faudrait renforcer ces institutions indispensables au contrôle de notre vie numérique.
On a beaucoup évoqué ces derniers mois ce fameux «métavers», cet univers virtuel où l'on pourra tout faire, ça vous inquiète?
Oui, car l’innovation se développe à toute vitesse sans aucune réflexion capable de l’encadrer. Les responsables politiques sont complètement dépassés. La maison était jusqu’à il y a peu le lieu par excellence de la vie privée. Désormais, le domicile connecté avec des assistants personnels, autant d’espions, est devenu une maison de verre. De même, le secret médical impliquait que les données de notre corps (tension artérielle, pouls, état général) restaient entre nous et notre médecin. Ce n’est plus le cas lorsque ces données même anonymisées sont retraitées par toute une série d’entreprises avides de profit grâce aux objets connectés.
Justement, en parlant d’objets connectés, beaucoup y voient une innovation bienvenue… Pas vous?
Il n’est pas question de rejeter l’innovation. Il est par contre nécessaire de mieux la comprendre et d’en contrôler les développements. Le laisser faire est suicidaire parce que les outils que l’homme ne cesse d’inventer sont beaucoup trop dangereux pour la vie sur Terre et pour lui-même.
Vous consacrez un chapitre aux conséquences de la pandémie sur l'adoption de nouvelles technologies intrusives. Vous ne croyez pas aux discours des autorités sur le recours limité dans le temps à ces nouveaux outils numériques?
La crise Covid-19 a accentué notre dépendance aux technologies de l’information (télétravail, téléachat, télé-enseignement, visioconférence, suivi des contacts). La pandémie a justifié des mesures de surveillance accrues, par exemple de la mobilité des personnes. La société de l’hypersurveillance a franchi un stade supplémentaire et créé une accoutumance à des restrictions de nos libertés au nom de la sécurité sanitaire.
Vous revenez également dans votre ouvrage sur la censure opérée par les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, notamment à l'égard de Donald Trump. N'agissent-ils pas de la sorte parce que les gouvernements les poussent à réguler les contenus qui transitent sur leurs plateformes?
Oui et ce faisant, les gouvernements contribuent à accroître le pouvoir des plateformes sur la communication politique et sociale. Cette censure est impersonnelle, arbitraire, sans recours immédiat, elle est le fait d’acteurs situés dans un pays lointain, au mépris de la souveraineté nationale. Il a été abusif d’exclure Donald Trump de Twitter et Facebook, un dirigeant élu démocratiquement, même si je ne partage pas ses opinions. C’est une décision politique qui ne relève pas d’entreprises privées, mais éventuellement du Congrès américain ou de la justice.
Vous évoquez la convergence des systèmes politiques. Les technologies numériques condamnent-elles nos démocraties à recourir à des méthodes que l'on aurait cru autrefois réservées aux pires dictatures? Est-ce qu'il existe une alternative?
C’est la conclusion la plus importante de mon livre. Nous critiquons à juste titre la Chine pour la surveillance de ses citoyens, son système de crédit social, une forme de goulag électronique. Mais en Occident, nous dérivons lentement vers le modèle chinois. Les caméras de surveillance se multiplient dans nos villes, la reconnaissance faciale a toujours plus d’applications, les systèmes de notation se répandent dans tous les domaines, les algorithmes décident à notre insu. Oui, il existe des alternatives, il n’y a pas de fatalité technologique. II n’est pas trop tard pour se réveiller, dans les pays démocratiques nous pouvons encore débattre, critiquer. J’évoque des pistes pour éviter que les développements sans contrôle de la technique n’enterrent nos libertés: démantèlement des géants de la tech, droit à la déconnexion, sobriété numérique, réglementation de la reconnaissance faciale. A nous de réagir, mais la sensibilisation du grand public à ces défis est encore largement insuffisante, ce qui m’a motivé à écrire ce livre.